AGEFI, 20.9.2001
"L'invit�" Rapha�l Cohen serial-entrepreneur, charg� de cours*
Le m�decin ind�pendant pourrait-il se comporter comme un entrepreneur ?
Sauf a souhaiter une m�decine d'�tat, les patients et les institutions doivent prendre en compte la composante entrepreneuriale de l'activit� des m�decins ind�pendants
Vous connaissez probablement l'histoire de l'avocat qui arrive aux portes du paradis (ou était-ce celles de l'enfer?) et qui apprend de Saint Pierre que sa mort était programmée a l'âge de 97 ans. L'avocat explique alors qu'il est, bien entendu, victime d'une erreur de traitement et qu'il est arrivé trop tôt car il n'a que 42 ans. Apres vérification, Saint Pierre lui précise que son âge est bien 97 ans, calculé sur la base des heures facturées a ses clients. Cette histoire d'avocats pourrait bientôt etre transposée aux médecins. En effet, la nouvelle tarification "TarMed", qui fait couler beaucoup d'encre ces derniers jours, prévoit que les médecins facturent certaines prestations selon le temps consacré. L'unité de base a été fixée a 5 minutes. L'entretien téléphonique avec son médecin sera donc consigné, en multiples de 5 minutes, dans une time-sheet de la meme façon que lorsqu'on s'adresse a un avocat ou a votre expert comptable. Ce décompte d'heures sera, a l'aide du TarMed, traduit en "points" qui seront eux-memes multipliés par un prix unitaire déterminant le montant facturé au patient. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

La réponse a cette question se trouve apparemment dans la combinaison de deux parametres : un soucis de standardisation de la valeur des points pour toute la profession médicale et la disparité des couts d'exploitation entre les différentes spécialités. Un psychiatre a, par exemple, des couts d'exploitation généralement inférieurs a ceux d'un radiologue qui doit amortir un matériel de plus en plus complexe et onéreux. Les "points" essaient par ailleurs de tenir compte de la complexité de l'acte médical, de sa durée et, autrement dit, du savoir-faire du médecin. Il est intéressant de comparer ce systeme avec celui, plus simple, adopté par les avocats, autre profession libérale : ceux-ci facturent généralement un tarif horaire applicable a l'ensemble de leurs prestations. A ce tarif horaire qui inclut les frais généraux, s'ajoutent tous les autres débours entrant dans le prix de revient de la prestation fournie au client, tels que frais de courrier, de photocopie, de fournitures, etc. Si c'est un avocat moins qualifié ou un assistant qui traite une partie du dossier, son tarif est naturellement plus bas. Ces tarifs horaires, préalablement convenus avec chaque client, sont généralement fonction de l'expérience, du talent et de la renommée de l'avocat ainsi que de la complexité de l'affaire. Il y a des avocats "a 150 francs" comme des avocats "a 750 francs". Les clients peuvent donc choisir leur avocat en toute "connaissance de tarif" (d'ailleurs souvent négociable) et en tenant compte du "talent" de leur mandataire. Les consultants, avocats, experts-comptables considerent que ce modele de facturation représente la moins mauvaise solution, étant entendu qu'aucune solution n'est parfaite. Certains pensent qu'un tel modele pourrait aussi etre applicable aux médecins. Les spécialités médicales qui demandent des investissements plus importants ou des interventions plus risquées pourraient facturer un tarif horaire plus élevé que celles ayant moins d'exigences. L'analyse détaillée d'une telle démarche, notamment au niveau de la problématique du remboursement des prestations par les compagnie d'assurance, dépasse le cadre de cet article et je me limite donc a signaler qu'elle mérite effectivement d'etre envisagée.

La question fondamentale soulevée par le mécanisme de facturation des prestations médicales ambulatoires est celle de leur prix de revient. Pour savoir combien un médecin indépendant gagne apres déduction de ses frais, il est bien sur indispensable qu'il identifie ses couts d'exploitation. Une connaissance globale ne suffit plus car les patients et les assureurs exigent des prix de "vente" par prestation. Peut-on raisonnablement fixer un prix de vente unitaire si on n'a pas calculé le prix de revient réel, puisque c'est la différence entre les deux qui détermine le revenu net du thérapeute ? Face a un "prix de vente" pratiquement imposé par les compagnies d'assurance ou l'état, le fait de ne pas procéder a une analyse des prix de revient releverait de l'inconscience. La connaissance de la marge entre prix de vente et de revient correspond a la démarche élémentaire de n'importe qu'elle entreprise. Le "vilain mot" est lâché! Est-il raisonnable de prétendre, comme certains, que la médecine ne devrait en aucun cas etre une entreprise ?

Il apparaît que les autorités, les compagnies d'assurance ainsi que les patients attendent des médecins une optimalisation des charges facturées alors que ces memes médecins ne sont pas formés aux techniques de la gestion d'entreprise. Cette attente manque de cohérence et le curriculum de formation des médecins devraient inclure une formation de base a certaines méthodes de la gestion d'entreprise, surtout s'ils vont etre amenés a remplir des time-sheets et gérer un cabinet, ou encore une équipe dans un hôpital. Le médecin qui veut intervenir uniquement par vocation doit renoncer a devenir indépendant car l'indépendance ne peut se manifester que par une approche entrepreneuriale. Certains praticiens ont déja intégré cette donne et n'hésitent pas a promouvoir aupres de leurs "patients/clients" des prestations qui ne sont pas couvertes par les assurances, de maniere a pouvoir augmenter librement leur marge bénéficiaire. D'autres se demandent pourquoi on leur interdit de vendre des médicaments, alors que cela est parfaitement acceptable dans certains cantons ainsi que dans d'autres pays. Un médecin est par ailleurs parfois amené a prescrire un médicament qui dégage une marge bénéficiaire pour le pharmacien représentant jusqu'a cinq fois le montant des honoraires perçus par le médecin alors que c'est ce dernier qui assume la vraie responsabilité du traitement. Il est difficile de rester indifférent face a la perversion de certains des mécanismes artificiellement mis en place pour empecher les médecins de se comporter en entrepreneurs, surtout si on leur impose des regles contraignantes affectant leurs revenus. Une remise en question s'impose.

Les médecins, qui ont passé par une formation professionnelle parmi les plus longues et les plus astreignantes, souvent au prix de sacrifices personnels et financiers considérables, méritent que cet "investissement" soit justement récompensé par une rémunération gratifiante, sans toutefois etre exagérée. Y renoncer pourrait vraisemblablement conduire a ce que le nombre de médecins indépendants, qui seront prets a prendre le risque de voir fondre leur rémunération nette, diminue et que les plus talentueux orientent leur activité professionnelle dans une direction dont la rémunération est plus en rapport avec leurs capacités. Pourquoi un bon médecin indépendant devrait-il accepter de gagner sa vie moins bien qu'un bon avocat ? Une certaine libéralisation de cette profession, dite libérale, semble nécessaire avant qu'il ne soit trop tard.

A vouloir ignorer les facteurs entrepreneuriaux de la profession médicale, nous courrons le risque d'inciter les médecins a devenir ou rester salariés des institutions hospitalieres - cela correspondrait en pratique a une médecine d'état, que la majorité des patients ne souhaite apparemment pas. Il est donc impératif de faire preuve de cohérence de maniere a ce que le public, les patients ainsi que les institutions prennent conscience, pour leur propre bien, de la nécessité de ne pas décourager les "médecins entrepreneurs". Quand aux médecins indépendants, ils doivent aussi accepter la composante entrepreneuriale de leur métier et acquérir, par un complément de formation, les outils qui font le succes des entrepreneurs, s'ils veulent sauvegarder leurs propres intérets.

* Enseignant l'entrepreneurship a l'EPFL, UniGe et HEC Geneve ; info@getratex.ch, CEO Getratex SA, administrateur de sociétés et consultant, co-responsable des cours d'entrepreneurship a l'EPFL et HEC Geneve.

<< back
Home  • Print this page  • Save this page Send this page to a friend  • e-mail us • Top