AGEFI, 08.04.2002
"L'invité" Raphaël H Cohen serial-entrepreneur, enseignant*
Les administrateurs sont-ils impuissants ?
"La loi ne donne pas aux administrateurs le pouvoir d'obtenir n'importe quelle information sur la société qu'ils administrent"

Lorsque les administrateurs de sociétés font la une des journaux, comme c'est fréquemment le cas ces derniers temps, c'est souvent, sauf lorsqu'il s'agit de questions de corporate governance, parce que ça sent le roussi. On parle en effet volontiers d'eux pour évoquer leur responsabilité dans les déboires de l'entreprise dans laquelle ils siègent. Il est rare que l'on parle d'eux quand les entreprises sont florissantes car le mérite et la gloire reviennent à la direction. Par contre quand la stratégie échoue ou que la direction fait des bêtises, on les accable de reproches en rappelant leur responsabilité ainsi que le fait qu'ils n'avaient pas convenablement exercé leur devoir de surveillance et de contrôle. Il y a toutefois un petit détail " mineur " : la loi ne donne pas aux administrateurs le pouvoir d'obtenir n'importe quelle information sur la société qu'ils " administrent ". Ils ont le droit de poser des questions mais ...hélas peu de moyens d'obtenir les réponses, et encore moins de les vérifier.

Triste sort que celui des administrateurs, car ils sont souvent désarmés pour véritablement savoir ce qui se passe. A part les membres du conseil qui sont réellement actifs, la grande majorité des administrateurs est informée de l'évolution de l'entreprise de manière trimestrielle ou, dans le meilleur des cas, mensuelle. L'information qu'ils reçoivent, durant une séance de quelques heures, provient de la direction, ce qui donne a celle-ci le privilege de décider ce que les administrateurs doivent savoir... et ne pas savoir. Ceux-ci sont donc tout simplement à la merci de la direction qu'ils sont censés surveiller ! Faute de moyens d'investigation réels, ils peuvent certes poser des questions. Il n'est toutefois pas évident de poser les bonnes questions quand on reçoit des informations " pasteurisées ". Il n'est pas ici question d'accuser les directeurs de systématiquement manipuler les membres de leur conseil car c'est loin d'être la règle. Il peut en effet aussi arriver qu'une direction de bonne foi ne soit elle-même pas consciente de certains problèmes ou risques auxquels est exposée leur entreprise. Comment le conseil peut-il identifier des problèmes que la direction n'a elle-même pas vu venir ? Les questions de fond sont, de plus, souvent abordées de manière superficielle car, comme dans de nombreuses réunions de copropriétaires qui ont des débats animés sur la problématique des pigeons salissant les balcons, l'essentiel du temps est consacré à des sujets mineurs. C'est une autre application de la loi de Pareto : 80% du temps est consacré aux sujets ayant un niveau d'importance de 20%.

La quadrature du cercle n'est heureusement pas totale. Il reste aux administrateurs la possibilité d'analyser les états financiers de l'entreprise. Ceux-ci sont vérifiés par l'organe de révision qui atteste du bon respect des règles comptables. Ils disposent donc là d'informations fiables et concrètes. Leur examen absorbe d'ailleurs une partie très substantielle de la durée de chaque conseil d'administration. Le problème des états financiers est qu'ils donnent une image très limitée de la situation réelle de l'entreprise. Ils donnent une image du passé mais pas de l'avenir. Ils ne fournissent notamment aucune indication sur la stratégie, les engagements, les perspectives futures, les problèmes de gestion ou humains. L'exemple tristement célèbre d'Enron, sans parler de celui de Swissair, a mis en évidence la difficulté de se faire une idée réelle de la situation de l'entreprise à partir de ses états financiers.

Pour identifier les problèmes potentiels, il faut donc non seulement savoir lire entre les lignes des états financiers, avoir une grande expérience du monde des affaires ainsi qu'une perspicacité hors pair, mais aussi faire preuve d'une grande sensibilité émotionnelle pour comprendre les " humains ".

Le choix des administrateurs joue en fin de compte un rôle essentiel. Certains ont la formation et le savoir-faire nécessaires pour au moins poser les bonnes questions. S'ils n'obtiennent pas des réponses convaincantes, ils peuvent conclure que la situation est peut-être plus grave qu'il n'y paraît. Il leur reste alors le privilège de démissionner si les autres membres du conseil ne sont pas prêts à prendre des mesures sanctionnant la direction. Face à cette situation on peut se demander comment les administrateurs peuvent convenablement faire leur travail ou s'ils sont tout simplement condamnés à l'impuissance.

L'utilisation des réviseurs correspond à celle d'une Ferrari pour faire ses courses au supermarché du quartier. Autrement dit, les réviseurs effectuent leur travail conformément aux exigences de la loi pour finalement se prononcer sur la bonne tenue de la comptabilité. Ils informent parfois la direction des problèmes identifiés au passage mais, en l'absence d'obligation légale, ne les communiquent que rarement au conseil d'administration. Pour exploiter le potentiel réel de ces " Ferraris ", il suffirait de leur confier un mandat complémentaire, faisant l'objet d'une lettre d'engagement indépendante du mandat de révision indiquant pour mission de donner au conseil d'administration une vision plus complète de la situation de l'entreprise.

J'appelle ce mandat "going concern due diligence " car il correspond à une " due diligence " s'insérant dans la continuation de l'entreprise, par opposition à celle qu'effectue un investisseur avant d'investir dans une entreprise. La " due diligence " couvre la plupart des aspects que les états financiers laissent de côté. Les organes de révision qui ont l'habitude de faire des " due diligences " sont parfaitement à même d'assumer de telles missions car elles complètent logiquement le mandat de révision imposé par la loi. Evidemment, une " going concern due diligence " coûte un peu plus cher que le simple mandat de révision. L'augmentation de coût ne devrait toutefois pas être excessive car une bonne partie du travail est de toute façon faite dans le cadre de la révision prévue par le code des obligations. Ce coût, qui correspond en quelque sorte à une prime d'assurance est minime en regard du coût de l'ignorance. Si de telles " going concern due diligence " étaient entrées dans les moeurs, il est fort probable que les administrateurs de Swissair auraient pu corriger le tir et éviter certaines surprises.

Il existe donc des solutions pour les administrateurs qui veulent savoir comment et où va l'entreprise qu'ils sont censés diriger. La " going concern due diligence " conduit les réviseurs à se pencher sur la substance plutôt que de s'en tenir à la forme, comme c'est un peu le cas avec l'audit prévu par la loi. Ce mandat complémentaire ne correspond pas à l'intervention d'un consultant, comme ce fut le cas d'Arthur Andersen chez Enron. La différence entre un mandat de consultant et un mandat de " going concern due diligence " tient au fait que le premier apporte des solutions et des conseils, ce qui peut créer de sérieux conflits d'intérêt, alors que le second ne fait qu'identifier les problèmes. Dans ce cas il appartient ensuite à la direction, administrateurs compris, d'adopter les mesures correctives nécessaires. En effectuant une " due diligence " le réviseur n'a aucun conflit d'intérêt car il n'est jamais juge et partie. De plus, ses conclusions n'ont pas à figurer dans le rapport de révision annexé aux états financier puisqu'il s'agit d'un mandat séparé. Cela donne la possibilité au réviseur de dire dans son rapport de " going concern due diligence " ce qu'il voit réellement, sans avoir besoin de s'en tenir aux exigences du code des obligations. L'importance des remarques contenues dans un rapport de révision est telle que le contenu du rapport donne parfois lieu à d'âpres négociations entre les réviseurs et la direction de l'entreprise. Dans ces situations, c'est le strict respect des obligations légales qui tient lieu de critère de décision pour déterminer si le réviseur doit ou ne doit pas mentionner certains points observés. Cette problématique n'existe pas pour le mandat de " going concern due diligence " car le réviseur n'a de comptes à rendre qu'à son mandant, à savoir le conseil d'administration. Relevons enfin que les actionnaires gagneraient aussi à prendre connaissance des conclusions d'un tel rapport car elles les concernent au premier plan. Pour ce faire, il suffit à l'assemblée générale de voter le mandat de " going concern due diligence " en demandant que ses conclusions lui soient communiquées. Cette approche représente un outil puissant permettant aux administrateurs, et le cas échéant aux actionnaires, de mieux identifier les problèmes auxquels leur entreprise risque d'être confrontée. Le " Viagra des administrateurs " existe donc et leur impuissance n'est, de ce fait, pas inéluctable. Il leur suffit de passer commande !

* Enseignant et co-responsable des cours d'entrepreneurship à HEC Genève; rc@getratex.ch, CEO Getratex SA, administrateur de sociétés et consultant.

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