AGEFI, 24.04.2002
"L'invité" Raphaël H Cohen serial-entrepreneur, enseignant*
La remise en question est l'antidote des échecs d'entreprises

S'appuyer sur l'intelligence des collaborateurs est donc une nécessité tant pour les entreprises que pour les administrations

" Cherchons employé aveugle et ne sachant pas lire pour recopier textes secrets ". C'est à cette annonce, sauf erreur rédigée par Pierre Dac, que je ne peux m'empêcher de penser en voyant ce que certaines organisations attendent de leurs collaborateurs. Elles veulent des employés qui ne posent pas de questions pour assurer l'exécution des décisions prises par la direction. Dans ces entreprises, la promotion est plus fonction de l'absence de transgression que de la capacité à contribuer au développement.

Si ce modèle " top-down " est aussi populaire, c'est qu'il a fait ses preuves par le passé et qu'il a le mérite de valoriser les chefs. Sa faiblesse tient au fait que, en l'absence de remise en question, il conduit des entreprises à exécuter aveuglément des plans voués à l'échec. Swissair en représente la triste illustration. Ce modèle souffre aussi d'une contrainte qui tient au fait que le chef doit disposer de l'information ad-hoc pour pouvoir prendre des décisions adéquates.

Pour y parvenir, il faut que les informations lui soient transmises dans un délai suffisamment court pour qu'il puisse réagir de manière pertinente aux circonstances. Dans la pratique, cela est rarement le cas car les collaborateurs ne peuvent, faute de temps, transmettre l'intégralité des informations. La sélection qu'ils font de facto est donc fonction de leur capacité de tri. D'un côté on leur demande d'exécuter sans réfléchir et de l'autre on attend d'eux qu'ils réfléchissent quand même pour transmettre au " cerveau décideur " les informations pertinentes...

Pas évident, et encore moins motivant ! A supposer que le collaborateur miracle qui s'accommode de cette situation puisse faire ce qu'on attend de lui, il lui est de toute façon impossible de transmettre les informations de manière instantanée. Ce décalage entraîne automatiquement un ralentissement du processus de décision, et donc de la capacité de réaction de l'organisation. La vitesse du changement dans le monde des affaires s'est tellement accélérée que le temps de réaction disponible a été automatiquement réduit d'autant. L'alternative consiste à laisser les collaborateurs prendre des décisions sur le terrain qui est le leur. Cela revient à leur faire confiance.

Pour rester dans la course, il faut accepter de ne plus centraliser l'intelligence mais encourager l'intelligence distribuée au sein de l'organisation. Le problème avec le collaborateur qui réfléchit est qu'il est susceptible de remettre en question le chef. Mais le chef qui a peur d'être remis en question n'est-il pas en fin de compte celui qui doute de ses propres compétences ? Le vrai leader est celui qui ne se soucie pas de préoccupations touchant à son ego mais qui cherche à identifier les meilleures solutions pour son entreprise. Il se doit de privilégier les remises en question car ce sont elles qui permettent le progrès.

Je constate de manière systématique dans les séminaires de gestion que j'anime que les collaborateurs respectent les chefs qui les (et qui se) remettent en question. La plupart des progrès de l'humanité sont d'ailleurs le fruit de remises en question : Einstein a remis en question la constance du temps, Freud celle de l'origine exclusivement physiologique des maladies. En matière de gestion, le remplacement des guichets bancaires par des bancomats correspond aussi à une remise en question de la nécessité des prestations personnalisées, compte tenu de leur coût.

Pour être réceptif aux remises en question, il faut rester ouvert au changement et ne pas persister à croire que ce qui a fonctionné dans le passé va continuer à fonctionner. La résistance au changement est la réaction de défense typique de ceux qui ont peur de la remise en question. Ils refusent d'entrer en matière de manière sincère ou le font superficiellement juste pour faire illusion.

Il suffit de lire les journaux (sans occulter les cas nombreux mais peu médiatisés, citons pour illustrer ce propos quelques exemples classiques: ABB, Swissair, Arthur Andersen, Banque Sarasin, Polaroid, BCV, etc.) pour constater qu'aucune entreprise n'est à l'abri et que les Suisses n'échapperont pas à cette réalité du changement. La seule question pertinente n'est pas de savoir si ce risque existe réellement mais de savoir comment s'y préparer.Il n'y a qu'une seule voie : créer des organisations prêtes à faire face au changement ou mieux encore, à l'anticiper. Il existe heureusement des outils pour y parvenir de manière structurée car la remise en question tout azimut est aussi dommageable que l'absence de remise en question. Ces méthodes font appel à l'intelligence des collaborateurs en les impliquant et les motivant. C'est la maîtrise, au sein de l'entreprise, de l'art de la remise en question, autrement dit d'innover, qui va faire la différence entre les survivants victorieux et les laissés-pour-compte. Dans un environnement aussi dynamique que celui que nous connaissons, s'appuyer sur l'intelligence des collaborateurs est donc une nécessité impérative, tant pour les entreprises que pour les administrations.

* Enseignant et co-responsable des cours d'entrepreneurship à HEC Genève; rc@getratex.ch, CEO Getratex SA, administrateur de sociétés et consultant.

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